lettre à un ami - aller vers son humanité
“Nous sommes les abeilles de l’univers, nous butinons éperdument le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible.”
Rainer Maria Rilke
Correspondance
Lettre à W. Von Hulevic
Lettre à W. Von Hulevic
La période de révolutions des grands cycliques, comme celle que nous
traversons actuellement, n’est pas de l’ordre du quotidien, ni du siècle ou du millénaire.
De tels changements d’ère se produisent tous les 2 400 ans environ et se
prolongent sur quelque 500 ans.
Les individus venus au monde au cours du 20e et ceux venant dans
le courant du XXIe siècle vivent leur incarnation au cœur d’une
telle révolution. Ainsi, natifs de cette époque, nous sommes plus
particulièrement les abeilles, les papillons, les colibris, allant butiner les
nectars d’une émergence dont nous découvrons la réalité sensorielle. Nous avons
le privilège de traverser notre existence en entrant dans un nouveau paysage énergétique
qui aujourd’hui est encore de l’ordre de l’inconnue, dont l’entendement n’est
pas encore transformé en pensée humaine, en concept, en expression culturelle. On
entend fréquemment ces deux dernières décennies parler du nouveau paradigme,
mais, avant d’avoir la capacité d’en exprimer quelque chose d’intelligent,
laissons à notre âme retrouver ses ailes pour voler et visiter le jardin du
vivant, pour percevoir ce qui se dévoile à nos sens. Apprenons à discerner,
dans cette récolte, les nouvelles fréquences, l’inédit. Apprivoisons cet
inconnu, avec lequel se révélera petit à petit une nouvelle grammaire
émotionnelle, permettant d’insuffler de nouveaux sentiments. Une fois familiarisé
à tout ce matériel vibratoire, il sera possible d’envisager la syntaxe par
laquelle se traduira en expression verbale tout ce que notre discernement aura
digéré de la vie et de l'actualité du vivant. Seulement, alors, nous serons
capables de nommer et définir les lignes temporelles d’un paradigme appelé à
évoluer au cours de l’ère s’étant commencée.
Nous sommes de passage dans ce monde et, ce faisant, nous sommes seulement
locataires du corps avec lequel nous traversons les quelques décennies dans le
cours de ces cinq siècles de transition. C’est un privilège de vivre une telle
période. Comme vous, de mon vivant, je ne verrai pas la civilisation se formant
ni mes enfants, qui continueront à dessiner les contours d’un vivre ensemble
fondé sur des valeurs commençant à agiter les esprits. Aujourd’hui, nous sommes
loin de pouvoir formuler intellectuellement un paradigme fondé sur cette
nouvelle information vibratoire. Dans les deux siècles à venir se verront les
premières lignes civilisationnelles de l'ère nouvelle.
En attendant, les choses ne sont pas aussi simples et romantiques que le prétendent nos projections intellectuelles. Le tissu
émotionnel et réactionnel, sous l’emprise de la peur, rend difficile l’écoute
de ce qui advient. L’agitation engendrée par la perte de sens comme celle des repères, exacerbe l’attachement au connu et pousse les individus à se radicaliser dans les valeurs
instituées. En même temps, l'on se sent bien que toute une vue culturelle,
sociétale, civilisationnelle n'ensemence plus sainement la raison et la morale
humaine. Si l’intelligence du cœur sait comment évoluer vers plus de conscience, elle est mise au pilori pour s’accrocher à des formes de pensées qui
tournent en boucle et conforte le confort d'une vue humaine. Ces notions empêchent l'Homme de se libérer de ce
qui ne le porte plus dans son quotidien. L’humanité apeurée dramatise
outrageusement ces périodes par une théâtralisation grotesque, apocalyptique, jouant à nouveau ces paliers d’évolution dans une mise en scène d'expression millénarisme, dans
lesquels les positions se durcissent, jusqu’à s’affronter dans
de multiples joutes fratricides. Est-ce là, témoigner du sentiment d'humanité ? Le sacrifice de citoyens, de peuples, de race semant la terreur sur terre semble plus accessible à l'humain que de se mettre à l'écoute de ce que l’univers dit à l’Homme. Il comprendrait qu'il a mieux à gagner en sentant comment ajuster son sentiment
humain dans un nouvel horizon du vivant que de tuer son voisin. Mais la raison humaine est craintive et une fois de plus l'actualité le montre dans une multitude
d'actions encore sous l’emprise d'un anthropocentrisme et d'un égocentrisme tapis derrière les murs d'une pensée primaire et clanique, à la hauteur des pires
sentiments d’exclusions autorisant un clan à cracher à la figure de l’autre :
« Je ne suis pas raciste, mais tu n’es pas de mon humanité ».
Peut-on, à l’ère des savoirs philosophiques, théologiques,
scientifiques, maintenir une pensée humaine aussi fermée ? Pourtant, la civilisation a fonctionné bon gré, mal gré durant plus
de deux mille ans dans un ordre qui ne nous correspond plus. C’est dépassé et l'on ne sait toujours pas mourir à une
ère, à une civilisation, à un ordre de pensée. On s’accroche à ces passés, qui
nécrosent l’évolution, comme le pou à son haricot, alors que l’humanité
comptabilise plusieurs civilisations.
Devant ce macabre théâtre, fait de champ de bataille où les
corps brûlés de la guerre convulsent, et où l’on parle « d’être humain », je prends la liberté d’aimer mon prochain en espérant rencontrer "l’humanité
de son être", et sentir comment il traverse la parenthèse des quelques
décennies de présence dans ce corps d’Homme. Un corps sensible à la lumière,
aux sons, aux matières, aux goûts, aux odeurs et à tant d’autres choses qu'il
goûte dans le cours interrompu de son éternité. La parenthèse s’ouvre au moment
où il vient au monde et elle se referme en le quittant.
Cette éternité
s’étant rendue si unique et singulière pour traverser cet instant d’existence, comment perçoit-elle le vivant et l'exprime-t-elle en humanité ? Comment s'humanise un séjour
terrestre ? Je n'entends pas ces questions se poser dans l'intention de nos actes quotidiens.
Aux souvenirs des précédents paliers d’évolution, la terre n’a pas
beaucoup changé d’apparence, du fait de sa nature évolutive et de celle des
éléments la composant. Certaines matières ont un vieillissement plus lent que
d’autres, manifestants des mouvements naturels plus rapides que d’autres, mais, de
manière générale, ces phénomènes ne sont que peu appréciables à l’homme.
Le changement s'opérant, lors de ces périodes, concerne la perception
de nos corps s’affinant, permettant l’ouverture de notre esprit à de nouvelles
connaissances d'où se dévoilent des profondeurs insoupçonnées jusqu’alors.
D’époque en époque, se révèle par bribe cette part cachée à nos sens, que nous
nommons : l’inconnu. Il fait de l’Homme, vivant l’ici et le maintenant, cet
éternel marcheur en quête de connaissances et d’entendement.
Nous ne pouvons pas
influer sur ce mouvement ni n’avons le pouvoir de modifier le rythme cyclique
de ses révolutions. Elles dépendent d’une architecture et d’une rythmique déversant de la manière la plus secrète et la discrète la somme des informations nécessaires à la constitution de notre présence dans le monde.
Elles sont la manifestation d’une intelligence sans équivoque, impitoyable et
qui s’adresse à l’être, avant de s’adresser à l’humain. Seul l’être est en
mesure de vivre cette rigueur informationnelle dans le secret de son éternité contenue dans une parenthèse d'existence de quelques décennies. L’Homme et son humanité évoluent dans la dimension des espaces des temporalités, vivant dans une
relativité théâtrale, qu’ils se partagent dans les embruns des croyances
multiples avec lesquels ils dessinent le contour des civilisations se succédant. Ces paliers évolutifs, où se
transforment les valeurs civilisationnelles, contraignent la pensée humaine à
reconsidérer de nombreux aspects perceptuels, conceptuels, comme autant de valeurs
et de réalités liées au vivre ensemble. Mais nos gloires intellectuelles brillent à notre vue plus fort que l'ensemble des soleils de notre galaxie au point de ne plus voir que de tout ce qui forme le matériel humain qui n’est que de la pensée ne pesant jamais plus que le poids du concept ou de la nature abstraite
du mental.
Devant cette situation, il convient de parler d’ontologie, dont
le trait subjectif de l’expression humaine dépend, au grand damne de sa raison
et de sa pensée projective.
Sans un minimum de connaissance au sujet de la dynamique des cycles, de telles
périodes de changement se vivent dans l’agitation. La longue histoire des civilisations
aurait dû nous enseigner sur ces instants de crises culturelles,
intellectuelles et civilisationnelles. Reste, ici, la question de savoir garder en mémoire, de génération
d’homme en génération d’homme, que le mouvement générationnel des ères est très délicat. La durée
des cycles n’est pas la même et sentir ce que représentent 25 années de génération humaine dans
celle d’une ère de 2'500 ans est un exercice que l'on n'aborde pas à l'école dans l'éducation de notre pensée ?
Il faut 20 générations de 25 ans pour couvrir les 500 années de
changement d’ère. Que représentera la pensée de ma génération pour la suivante
et celles d’après ? Quelle valeur aura nos paroles d’aujourd’hui dans 5 ou
6 générations ? La souffrance a laissé ses traces dans la culture orale,
que nous rapportent les mythes. Mais, à la question : que percevons-nous de
la manière dont les individus d’alors ont été affectés sensoriellement et
émotionnellement lors de telles périodes dans le passé ? Que répondre
d'une aussi grande noyade dans le flot des générations humaines ?
La réalité sensorielle, émotionnelle, réactionnelle, se perd d’autant
plus aujourd’hui par le développement de pratiques d’investigations fondées sur
la modélisation et l’intelligence artificielle. Dissocier le corps de l’esprit
en inscrivant le mental dans une tour d'ivoire pour préserver la raison raisonnante dont la prétention se fonde sur la croyance que les acquis intellectuels n'ont plus besoin du tissu de l’Homme pour parvenir à la connaissance est la plus triste gloire de l'intelligence humaine. Mais rassurez-vous, nous plongeons dans les abysses d'une absurdité plus grande en prenant appui sur l'AI (intelligence artificielle).
Accédant à une telle abstraction, l’humanité dérive tel un
vaisseau fantôme s'étant égaré dans l’éclat aveuglant de sa morale raisonnée au risque de finir errante pour avoir abandonné la grande fête des cycles et
des révolutions, si une prise de conscience ne se fait pas. Le mal-être
écologique s'acharnant sur notre planète a plus à voir dans cette sortie de
l’histoire des instants sclérosants les mouvements par lesquels la pensée
humaine advient à un rapport plus ajusté au réel que dans nos discours du "bien
penser". Nos petits croquis sont loin de nous donner une vue cohérente de
l’ensemble. Je le dis d’une manière poétique sans savoir le formuler autrement.
Toutefois, sans le tissu sensoriel, il devient impossible de percevoir, de
sentir, d’apprendre à connaître les nouvelles fréquences présentes dans
l’univers. Sans ces rendez-vous de l’Homme avec ce qui advient dans le champ
vibratoire global, la pensée humaine perd la capacité de se situer dans les
époques et entre dans une forme de non-temps, où mourir à une civilisation donnait la direction d’où naître à la suivante s'est perdu par simple attachement à de l'idéologie. Il est
triste de constater que la volonté avec laquelle nous soumettons le vivant à
notre savoir a gagné en arrogance, là où la connaissance a perdu de son humilité.
À la lumière du cycle annuel (dont nous avons une certaine
connaissance), d’autres existent, quelle qu’en soit leur durée. Leur nombre
d’étapes et leur périodicité, les différenciant, laissent sentir l’immense
richesse du champ vibratoire et celle des champs de cohérence en action dans cet
univers. Cette phénoménologie vibratoire dessine la ligne d’une multitude de
processus, qui tous commencent par « naître à », pour s’achever par « mourir
à ».
La souffrance, qui fait courir les êtres humains hors des cycles
comptables, reste la temporalité de leur existence. Or l’existence de toutes
choses venant au monde, Homme compris, est l’expression d’un instant. C'est
l'instant d'un cycle unique, propre à la durée d’une incarnation par laquelle
se vit et s’exprime une individualité libre, théâtrale, merveilleusement
théâtrale, profondément poétique et si peu sérieuse, en regard des rigueurs et
des impératifs du vivre ensemble, que les humanités ont oublié que l'individu est en droit de transcender
la complexe psychologie humaine pour atteindre sa destinée. L’individu n'a que quelques
décennies pour parvenir à sauver des emprises de l’ego et atteindre cette cible
pour laquelle il est venu dans l’ici et le maintenant. L’instant d’existence,
si singulier soit-il, au sens de l’individu, n’est qu’une perle, sur le fil de
nombreuses autres, par lesquels se transforment de multiples rapports de l’être
à l’Homme, et de l’Homme au vivant. L'individu n’est pas orphelin d’ancêtre, tout
comme sa descendance ne sera pas orphelin d’ascendance. D’existence en
existence d’individu, il se poursuit une ronde de cycles marquant chaque
révolution par la venue au monde de sa descendance.
Alors, je repose la question : « Que veut dire aujourd'hui
" je suis un être humain" ? Ne conviendrait-il pas de parler de
l’humanité de l’éternité rompue de l’être, le temps d’une incarnation en l’Homme ?
Comment se dit, en humanité, l’être locataire de l’Homme ?
Comment se raconte l’humanité de l’être, lorsqu’il naît au vivant en l’Homme dans
ce monde ? Quelle différence se présente entre : naître "être
humain", ou "naître en l’Homme pour advenir humain" ?
Le mouvement cyclique des révolutions ne donne pas la même charge à
l’existence lorsque l’on naît à… ou que l’on naît sans le à.
La deuxième proposition revient à dire, dans le discours de l’être humain,
qu’avant comme après l’instant terrestre, rien ne peut être. C’est là, une croyance
solidement inscrite dans la pensée occidentale, laissant aux individus l’idée
fausse que leur présence au monde ne participe pas de cycles plus grands que
celui de la somme du nombre de bougies décorant son dernier gâteau d'anniversaire. Et pourtant, à y regarder de plus
près, on verrait comment cette syntaxe rend opaque la réalité des
au-delàs dont nous pourrions prendre soin si nous percevions notre passage
terrestre autrement. Il nous serait alors possible de se positionner plus
clairement dans le jardin du vivant dans lequel chacun jouit de la vie, et,
situant mieux l’instant de notre propre actualité dans l’histoire des époques, ainsi nous serions plus à même de discerner notre présence dans le cours de l’univers et de
ses mouvements.
Dans cette ouverture au large, que devient l’être humain ?
Aujourd’hui, il peut paraître à nos oreilles incongru d’entendre parler
de l’humanité de l’être en lieu et place de l’être humain. Pourtant, sans
vouloir entrer dans un jeu purement littéraire, l’agencement différent des mots
dans la proposition modifie sa dynamique et ouvre à une réalité plus large et
riche. Soudain, il se raconte une histoire différente, une histoire dont la
charge et les rapports pénètrent dans une profondeur où chacun pourrait mieux
sentir les reliefs de sa personne et sentir le chemin qu’il a à parcourir pour advenir
sujet de son passage terrestre et le vivre jusqu’à assumer sa destinée.
Dans ce regard, l’Homme et son expression ne sont plus soumis à la
censure d’un discours ayant jusqu’alors recouvert du voile de silence
l’envergure cachée. Libéré de cette opacité, le monde se perçoit autrement que
dans le discours fermé d’une pensée révolue, dépassée, entravant les individus à pénétrer plus en profondeur les reliefs du vivant. Dans l’humanité de
l’être, d’autres sentiments, d’autres rapports aux instants s’ouvrent alors que
l’être humain semble se suffire à lui-même par simple occlusion verbale.
L’histoire insensée menant à notre actualité anthropocène montre la manière
dont l’individualisme écrase le vivant. C’est peut-être là, ce trait
égocentrique faisant souffrir la planète. Vivre l’Homme est avant tout
l’exercice quotidien de vivre l'intelligence émotionnelle fondée sur le
discernement sensoriel s’opérant au cours de la traversée des âges de la vie.
Elle se réaliserait mieux en connaissance des cycles et de leur révolution.
C’est de l’intelligence de chacun et du respect de l’autre et de soi de prendre
soin de fonder sa pensée sur le vécu expérimental, empirique, sensoriel et pas
seulement intellectuel.
Je lance ces quelques paragraphes d’ébauche comme une invitation à se mettre à l'écoute de la civilisation à venir. Quelques traces laissées par les premiers pas sur une terre, vibrant, dans une nouvelle configuration énergétique où se cherchent le chemin invitant chacune et chacun à aller vers l’humanité de cet être qu'il est venu manifester dans ce monde, et à quel point se souvenir que nous
sommes un jour nés « à », pour mourir « à », ouvre à une aperception
autre de la vie. Une ouverture accordant aux notions d’écologie le vivant lui manquant
tellement cruellement.
L’immense amplitude de l’esprit humain ne peut trouver une pensée
consensuelle ni un entendement commun, sans les développer dans un partage transdisciplinaire.
Dans ce cercle de partage, n’excluons pas les poètes, n’écartons pas les
explorateurs du vivant, qui, revenant de leurs voyages des au-delàs, ouvrent
les horizons de l’esprit en offrant aux autres les premières notes avec
lesquelles se transforme l’extraordinaire en ordinaire.
François
Ledermann
Genève : janvier 2022