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Lettre à un ami : Wichi, un peuple dans la tourmente de la modernité.

Lettre à un ami : Wichi, un peuple dans la tourmente de la modernité.

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Les jours coulaient au rythme des saisons dans cette contrée où l’histoire s’écrit sur la portée des siècles traversant les millénaires. Chaque jour formant le quotidien de ce lieu est une nouvelle feuille d’une partition inachevée, commencée il y a plus de 7’ooo ans par les Wichis. Ce peuple autochtone, n’est pas le seul à faire résonner son chant, à vibrer avec les arbres dans leurs déclamations fortes d’irrépressibles d’émotions louant la beauté, remerciant la générosité et l’authenticité de la nature sauvage de cette immense région. À leurs chants succède ce profond silence où s’écoute la voix de la nature afin d’ajuster leur manière d’être dans ce sanctuaire de la création et de ne pas trop interférer ni influencer les devenirs et les événements de la forêt. Ils écoutent pour ajuster leur savoir prendre soin de la forêt.

Savoir écouter pour savoir dire les choses essentielles était le chant discret des humains vivant en résonance au concert de la création.

Le Wichi est un individu, à l’esprit calme, aux pensées pures et au mental libre d’encombrement. Il n’est pas impliqué comme nous dans un dédale de concepts et un labyrinthe de préceptes intellectuels. Il est libre d’écouter l’instant sans avoir à se demander s‘il a à respecter un ensemble de règles comportementales, de manières stéréotypées d’agir dans le monde... Il n’est pas confronté à cette discipline aussi difficile à assimiler comme celle du monde moderne, où les individus ne vivent plus dans une forêt d’arbres, mais dans une forêt abstraite faite de structure intellectuelle, d’artefacts, et de constructions chimériques, de faux-semblants. L’école occidentale enseigne cette leçon que chaque écolier approfondira tout au long de ses études, de ses formations ou de ses apprentissages scolaires et professionnels. Ici, les savoirs s’inscrivent sur le développement de la pensée conceptuelle où l’intelligence est synonyme de raison raisonnante, de mentale et de conceptuelle, de morale, renvoyant l’esprit des individus à un immense livre de loi, et à sa rédaction ambiguë et périlleuse quant à la nature jurisprudentielle que prend le réel dans cette pensée.

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Durant des millénaires, leur mode de vie a traversé les siècles. À mes yeux, il représente la plus saine des économies connues de moi à ce jour. Ils savent sentir, écouter et comprendre la parole de la nature, celle du vivant, autant que les signes venant du monde invisible.

Cela doit tenir de l’intuition le fait qu’ils aient résisté avec autant de force aux différentes vagues d’évangélisation. D’abord, les déferlantes Jésuites au XIVe siècle, puis les Franciscains, et enfin les anglicans qui les premiers sont parvenus à les sensibiliser au christianisme au cours du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, l’ordre franciscain exercera une grande influence sur les Wichis, dont le projet d’évangélisation n’était pas de les couper de leur tradition, mais de faire un rapprochement entre leur cosmogonie et celle du christianisme. Aussi, ces moines ont-ils su approcher et sensibiliser ce peuple à une vision métaphasique en résonance à la leur au cours du siècle dernier, en leur assurant le respect de leur mode de vie, alors que les autres peuples autochtones de la forêt avaient été évangélisés depuis plusieurs siècles.

Malgré toute l’attention qu’ont pu avoir les franciscains pour préserver et soutenir leur culture, leur mode de vie, leur habitude alimentaire, les rapports à un ordre sociétal aussi différent du leur, finit par les faire sortir du bois. Ils n’y vivaient pas cachés. Ce sont les intérêts du monde moderne, qui petit à petit les ont chassés de leur territoire, en privatisant leur terre, en déboisant et en dessinant des frontières géopolitiques et économiques imposées par les nations « modernes ». Toutefois, sous cette nouvelle partition des terres se trouvent d’autres tracés sur lesquelles aujourd’hui vivent des hommes et des femmes depuis tant de millénaires.

Que représente la notion de propriété lorsque l’on vit de son plus son grand droit en tant que peuple autochtone sur les terres ancestrales ? Que représente à leur esprit le « pouvoir judiciaire », la « législation », la « morale » déterminant arbitrairement les ayants droit ? Comment des notions sur le temps aussi différent que celle de la pensée occidentale et des Wichis peuvent-elles coexister sur les mêmes terres. L’actualité de notre époque à tout inscrit au registre imparable d’une économie d’exploitation industrielle des biens terrestres.

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Lors de notre immersion chez les Wichis, nous avons visité à plusieurs reprises trois villages, trois communautés du même peuple de la forêt, trois visages différents, trois approches distinctes, trois vues singulières dans leur recherche de coexistence avec les hommes des villes modernes.

Un triptyque de sensibilités, imageant une quête commune inscrite sur les regards croisés : comment exister dans le champ des contraintes imposées par un gouvernement promoteur d’exploitations agroalimentaires, pétrolières, minières et vandalisant la forêt de ses essences précieuses présentes dans cette immense forêt primaire au profit de nations étrangères vivant le consumérisme à outrance ?

La modernité s’est invitée petit à petit au cours des siècles imposant sa vision du monde, sa raison, sa morale et son progrès jusqu’au mondialisme. Aujourd’hui, ce mouvement accule les peuples autochtones à vivre une métamorphose pour poursuivre le fabuleux voyage de leurs traditions ancestrales dans l'actualité d'une raison tout autre. Est-ce seulement possible ?

En leur présence, nous avions l’impression d’assister au spectacle du destin filant comme une poignée de sable s’échappant de la main. Dire, aujourd’hui, qu’il n’en reste qu’une poignée n’est pas exagéré. Les trois piliers de ce peuple vieux de 7'000 ans perdent la terre sur lesquels il s’est reposé durant sept millénaires. La terre disparaît du dessous de leur pied, j’ai foulé avec eux ce qu’il en reste lors de notre immersion. Au-delà de ces parcelles, les peuples des grandes villes ont clôturé, interdisant le mouvement de leur nomadisme.

L’homme des grandes villes est éduqué, instruit, diplômé. Il a édifié son mental, il est devenu ingénieur, savant, calculateur. Il a réduit sa raison à une simple machine à calculer au service d’une croyance : faire mieux que les lois de la nature. Une calculette assermentée a un dogme qui place l’esprit humain juste après Dieu, et qui lui donne droit de changer la face du monde pour en faire un idéal où les arbres n’ont plus besoin de terre pour pousser. Ainsi, sont arrivés dans les terres sauvages une armée d’émissaires aveugle des présences formant le vivant que la Vie déploie dans cette œuvre majestueuse qui a pour nom : Nature.

Qu’est-ce que la nature pour l’homme des grandes villes ? Je vis dans un petit pays de montagne dont j’ai vu, en seulement quelques décennies, la métamorphose des traditions se transformer en porte-clefs, en carte postale, en objet souvenir à la destination de l’industrie du tourisme et de la modernité. Le peuple des montagnes a vendu ses terres, ses costumes, son bétail. Au cours de cette transition, les expressions culturelles ancestrales, les rituels, les fêtes, les chants, les danses, les modes de vie ont été méthodiquement étudiés puis encapsulés dans le contenu de diverses thèses afin d’assurer un témoignage de ce qui fut le quotidien d’une communauté qui aujourd’hui n’est plus.

La terre des montagnards est devenue un terrain de loisir pour le ski, pour les sports extrêmes, pour le défoulement des citadins. Actuellement, c’est plus un vaste terrain de jeu pour grands enfants en mal de sensations, ou celui de grands consommateurs de paysages à couper le souffle que vendent les agences de tourisme à l’autre bout du monde. Dans ces terres d’altitude, il ne reste pour ainsi dire seulement cet intérêt dont la gestion dépend des hommes des grandes villes. La montagne a perdu son âme, ses rêves, elle ne nourrit plus les croyances qui la protégeaient et permettaient de préserver un équilibre entre la nature et l’homme. C’était une demeure pour les peuples de la terre où la vie se disait en connaissance des lois de la nature et où le savoir être se transmettait oralement de génération en génération.

Ici dans le Chaco la fièvre échauffe les esprits. Prendre soin de l’arbre qui fleurit et donne du fruit dans le vivant entre dans une raison autre que celle du savoir ancestral Wichi. Dans cette nouvelle ingérence, comment pourront-ils prendre soin de cette forêt primaire nourricière, de ces offrandes de cette nature qui soigne et donne l’habitat. Ce sont les préoccupations d’avenir pour les cultures ancestrales s’appuyant sur l’oralité. Ces sociétés primaires n’ont jamais eu la nécessité de coucher des documents écrits sur le papier. Ils savent vivre en syntonie avec leur environnement.

Cependant, à mesure que la banque des commerces grandit, la forêt s’amenuise, se rétrécit, se parcellise. Elle éclate en propriétés contractuelles au profit d’une industrie alimentaire. Elle justifie sa raison d’être par un assistanat nutritionnel accordé en contrepartie de la sédentarisation imposée à ces peuples semi-nomades qui n’ont rien demandé. Un assistanat étatique engendrant de multiples maux affectant la santé des individus dépossédés de leur jardin nourricier et pharmacologique. Leur marche perdue a laissé la place au diabète, au surpoids, à l’excédent de cholestérol, à la déshydratation, à l’affaiblissement du système immunitaire et où leur habitat en dur a mis un terme à leur nomadisme, la mort infantile rôde, s’infiltre dans les familles, se nourrissant des plus affaiblis.

Par les temps actuels, la raison qui court dans les terres du Chaco est celle de l’exclusion. Évincé de leurs valeurs fondamentales, ces communautés sont poussées vers une métamorphose impitoyable. Quel papillon en émergera, une fois qu’il aura troqué sa tradition orale pour celle de l’écrit ? J’ai rencontré des hommes et des femmes qui savaient encore écouter la nature et rêver avec elle dans le silence des pages vierges du grand livre du quotidien. Ce ne sont que des pages vierges de lettres, tellement vierges qu’elle n’entache pas la pensée des anciens. Cependant, la nouvelle génération entre dans le livre avec des plumes à encre et un esprit lettré. Elle a entrepris ce voyage sans retour, laissant sur le bas-côté des chemins les vestiges d’une civilisation s’éteignant, comme la paysannerie de nos montagnes. La modernité s’abattant sur les terres du Chaco est celle d’une humanité fuyant vers un absolu idéalisé où l’homme s’éloigne de sa nature ontologique, des rêves partagés avec les êtres de la nature et de sa faculté de raisonner avec le cœur.

Je prie pour que ce peuple aux si belles traditions garde la présence de leur identité héritée de tant de millénaires et qu’ils puissent nous apprendre à rajouter le vivant dans notre pensée occidentale et mondialisant.

François Ledermann

Genève, le 4 mai 2024

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