écrits et autres traces de lettres
Assis dans un fauteuil, proche de la porte, une canne entre les jambes, le temps semble s’être arrêté, laissant l’être à ce corps épuisé par 98 années d’existence. Louis reste là, comme figé dans une lassitude quotidienne devenue sa compagne depuis de longs mois. Poursuivre cette aventure terrestre malgré lui, malgré la vie, malgré les ans, malgré la fatigue d’exister, poursuivre avec ce sentiment inconnu ressenti lorsque l’on survit au-delà de son temps. Cette existence aurait dû s’achever hier, à un hier, à ce hier sans date, juste un trait sans chiffre inscrit au lieu même de l’ultime souffle touchant au destin, mais le rendez-vous n’a pas eu lieu. Un trait dans le calendrier biologique dépassé depuis quelques mois et peut-être même un ou deux ans. Qu’en sait-on ? La mort est bien venue frapper à sa porte, Louis était prêt à l’épouser ce jour-là, mais quelque chose l’en a empêché.
Mon passage réveille son regard, l’éclaire d’une pâle lueur semblant remonter des ténèbres dans lesquels l’attente le plonge. Vacillante flammèche d’un sursis entretenu au-delà de sa destinée. J’évolue dans le couloir de ce home, ses yeux me suivent, je les croise, ils sont bordés de tristesse. Les pupilles, enfouies dans une épaisse broussaille de cils et de sourcils laissent sentir un désespoir rendu muet par l’isolement, confinement de situation, la sienne. M'y attardant un peu, je discerne la signature d'une culpabilité qu’inflige ce sentiment de son état et que l’esprit endosse comme une dette dont il ne peut s’affranchir. Je m’arrête, je le salue. Son silence m’implore, il me fait sentir à quel point son esprit a quitté notre monde et voyage vers d’autres horizons, ceux des êtres libérés de leur humanité, ceux des êtres s’étant offerts à l’éternité retrouvée. Mais, lui ne peut devenir offrande. Enferré à ces jours de surséance, coma dépassé vécu en état de veille dans une carcasse souffrant de polytraumatisme.
La marche du temps se suspend à cette scène, ouvre une parenthèse, m’invite à une méditation où pour un instant, je m’associe à cette éternité terrestre. À la table de la communion, la coupe est bue depuis longtemps. Reste ce vieux quignon de pain rongé par épuisement qu’il me tend comme unique présent à offrir. Je mords dedans pour le goûter, le mastiquer, le ruminer. Il s’effrite, tombe en miettes. Il n’y a plus de joie, plus de sens. Clarté perdue, remplacée par la lassitude du pain rassis laissant à l’âme ce goût rare et acre des instants d’oubli semblant jouer à l’éternité. S’ouvre ici l’environnement dénié et tellement actuel des temps ultimes de l’existence, au point que la mort obnubile le mourir des gens. On le médicalise, comme on médicalise la naissance, ces étapes de l’existence auxquelles la personne devrait participer pleinement, mais dont on apaise la souffrance. Pourtant, mourir est un processus. C’est une manière peu élégante de parler de ce passage qui conduit à l’amour retrouvé pour offrir l’encièlement aux âmes libérées. Dit plus crument, c’est la promesse inscrite dans nos gènes dont le compte à rebours s’enclenche à notre naissance. On ne s’occupe guère du coup de gong, qui, un jour, résonnera à la fin des respirations accordées à chacun. Sait-on encore traverser son existence pour accéder à cette destinée ? Et ce foutu destin, pour nombre de personnes trop occupées par la vie trépidante d’un quotidien où le matérialisme envahit l’esprit et plonge l’individu sa vie durant dans un périple harassant, dans un exil égarant, parfois jusqu’à l’aliénation, existe-t-il encore ? Aujourd’hui, la mort est affaire de médecine. Elle est en passe de devenir cette nouvelle pathologie incurable qu’on soigne avec des cures anti-âges, avec des potions de longévité et des programmes faisant du troisième âge le consommateur de la nouvelle économie à exploiter, celle des produits pensés, emballés, étiquetés, selon des études de marché ciblées et réalisées pour cette tranche de population. Aujourd’hui, mourir devient cette étape dont on ne veut plus souffrir. Dans ce monde de cliquetis et de préoccupations, le ciel peut attendre et c’est tout ce qu’on lui demande. Mais, une fois l’attrait de ces biens de consommation épuisés : que reste-t-il ? Louis ! Une fois que ces Louis, ces Louisettes ne consomment plus les produits à la valeur ajoutée, quels égards reçoivent-ils de ce marché ?
Tapis dans l’ombre des esprits, vivent ces discours populaires parfois moraux, parfois lumineux, parfois sombres, mots chamades, mots agités, paroles d’homme cherchant au cours des âges, des époques, des civilisations, la manière de représenter élégamment, ou tout au moins raisonnablement, celle qui emporte les existences. Espoir secret d’imprimer à cette innommable présence un visage ou de lui jeter de la poudre de perlimpinpin dans l’espoir de révéler sa figure cachée. Quel est le visage de l’inéluctable ? La mort, expression culturelle imagée, tantôt magnifiées dans des mythes brossant des au-delà de paix et de félicité où reposent guerriers, nobles et grands du monde, tantôt ambassadrice d’indicibles déchirures séparant les simples du monde s’étant aimés, laissant parfois leur imaginaire s’envahir de tourments où apparaît dans leurs songes l’image gribouillée d’un ciel nocturne traversé du vol de corneilles et de sorcières au-dessus d’un sentier foulé par la grande faucheuse vêtue de lambeaux.
Mais, aujourd’hui, tout ceci appartient à un temps révolu. L’homme de science perce ce personnage sans nom, l’interroge, le rationalise, le relativise, le formate et l’enferme dans un modèle cousu de logique binaire, lui clouant dans le même temps le bec une bonne fois pour toutes, rangeant tout ce fatras idéologique dans la logique de sa raison. Fini, l’au-delà ou les au-delà, les contes, les fables, les mythes. Tous deviennent l’objet d’une recherche scientifique, les récits entrent dans les langues subtiles de l’historisme, paroles segmentées, dépecées, décontextualisées dans une actualité où mots, phrases, paragraphes finissent à n’exprimer plus que ce que la raison de l’époque veut bien en voir : l’homme pleure de mourir à son imaginaire. Reste du patrimoine oral cette raison logique : la métahistoire. Naît alors, ce monde où l’on ne parle du mourir qu’en cas de nécessité, au moment où l’âge, les circonstances ou les événements y acculent la personne. Sait-on encore aborder cette étape de l’existence, ou est-elle devenue pour le mortel cette chose dont on ne sait plus comment dire, cette saloperie d’arrêt accidentel survenant dans les jours heureux sans qu’on en ait soupçonné la venue ? Soudain, c’est là, plongée abyssale, chute emportant l’esprit dans une noirceur si dense que tout semble disparaître de la conscience. Ne resterait d’autre qu’un vide sidéral succédant au trop-plein de sensations dont on se rassasie la vie durant. Exit les bons petits plats, exit les rires des petits enfants, exit la consommation de joie et de lumière. Là, on se heurte à ce curieux semblant oubli qui efface les réalités du monde.
C’est le lot de beaucoup de personnes arrivant aux confins du jardin terrestre, là où s’ouvrent les bras du ciel. Aujourd’hui, on ne leur donne plus de prières, de mots doux, de bénédictions, ni d’écoute ou d’accompagnement pour aider les âmes à trouver l’apaisement. On réinvente le requiem dans la rationalité de la pensée moderne jusqu’au cérémoniel, on récupère savoirs être, savoirs dire, savoirs faire : ces savoirs qui accompagnaient la fin de la personne, savoirs recyclés dans une modernité déliée comme on fait du chamanisme au pied d’une centrale nucléaire. Et puis l’espace comme le temps semblent manquer à tous. Aussi faut-il placer dans des maisons spécialisées ceux qui, approchant de leur ultime souffle, deviennent une entrave au bon déroulement du quotidien. On leur trouve une place dans ce qui devient leur avant dernière demeure, un lieu à l’adresse officielle d’un EMS. Les proches, lorsqu’ils existent, visitent au mieux de ce qu’ils peuvent. Parfois abandonnés des leurs, quelques bénévoles courent d’une chambre à l’autre entre les passages hebdomadaires de l’aumônier. Maigre palliatif à une intimité familiale dérobée par les temps actuels. Louis aurait voulu mourir entouré des siens, dans la chaleur des rires de ses petits-enfants et de l’odeur de la soupe chaude. Il aurait voulu attendre « le moment » dans cette pièce donnant sur le corridor où rythme le vieux morbier : mourir au son de l’héritage familial, au doux balancement du gardien du temps qui traverse la famille de génération en génération. Ce monde n’est plus, disparu, laissant Louis solitaire, aux prises de réalités seules connues de lui, aux prises de craintes, de peurs peut-être : qu’en sait-on ? Il ne sait plus dire ce qu’il vit pour se faire entendre dans la raison de personnes plus jeunes, tellement éloignées de la souffrance qu’il écume journellement. Aussi sera-t-il confié aux mains expertes d’un personnel diplômé sortant d’HES où s’apprennent les manières de tricher sur la loi des nombres, sur la loi du temps, sur la loi des âges de la vie. Illusion d’une relation privilégiée, le personnel de maison vit le tournus des horaires irréguliers, jours de repos, vacances, rattrapage d’heures supplémentaires, burnout… Louis n’a plus de quoi s’y retrouver. Le médecin de l’établissement passe une fois par semaine. Impuissant devant ce paysage en décomposition, il remet le vieux aux bons offices d’anxiolytiques, d’anti dépresseurs et parfois l’expédie aux neuroleptiques. Ici, le ciel ne peut attendre, il y a urgence. C’est ce que l’on commence à lire dans les pages des quotidiens.
La direction et le service social de l’établissement demandent aux proches plus de visites à cet homme ne pouvant en finir avec la lumière des jours. De guerre lasse les enfants argumentent, justifient, baissent les bras. Hier on mourait à la maison, entouré des siens. Aujourd’hui c’est devenu presque un caprice, ou simplement plus possible : la carrière, les enfants, l’éducation, l’emploi à 100km aller simple, le cours des actions, la bourse d’étude, le logement familial au 6e étage : un sept pièces pour cinq personnes, sans oublier les bus, les bouchons, les impôts, les assurances, le WE à Rome, la séance de coach, la semaine de développement personnel, le… vous comprenez ? Autant de raisons qui ravissent à l’homme son temps de devenir. Oui, effectivement, dans ce monde, le ciel peut attendre et même être ignoré jusqu’au déni.
Le quotidien se rappelle aux sens. Une infirmière passe, Louis geint, elle s’approche d’un pas rapide et déterminé, vient ajuster le coussin en chute de son dossier. Elle lui accroche un sourire aussi pressé que tonique, rappelant la jeunesse dynamique ses pas. Il répond par un soupir étouffé. Elle les connaît bien ces soupirs pour les rencontrer journellement chez d’autres pensionnaires. Impuissante, brise le silence, déjoue le piège d’attention qui cherche à capturer sa miséricorde, lance d’une voix positiviste : mais mon p’tit m’sieur, faut pas vous en faire, tout ira bien !, tourne les talons et s’en va vers d’autres obligations. Deux mondes, deux paroles, deux temps, rien ne se croise, rien ne s’accroche, ni ne semble se rapprocher, ne serait-ce qu’un instant. Le silence retombe plus épais encore qu’au par avant. Louis se recroqueville dans son aphasie, s’encroûte dans une insondable dyslogie. L’infirmière, tout en jeunesse, ira au bal ce soir.
Les yeux de Louis laissent lire à quel point l’espace d’être s’effondrer plus encore. Apparaissent dans son regard les décombres laissés par une bataille napoléonienne opposant les générations. Pénétrant le noir de ses pupilles je vois un champ d’agonisants abandonnés derrière le rouleau des canonnades. Rien ne presse dans ces lieux qu’empestent la gangrène. Ici, la mort est lente. Au sol, les corps mutilés, percés de coups de baïonnette, troués de balles de plomb, lacérés d’éclats de boulets, convulsent dans une agonie sans fin. Il y a tellement de mourants. C’en est trop pour la Grande Faucheuse qui n’arrive plus à faire son office et de guerre lasse finit par laisser au hasard du temps la tâche de les achever. Ou, peut-être ne supporte-t-elle plus cette tragédie. Qui en a réchappé, garda le souvenir des plaines gémissantes. Il dira : plus jamais ça !, jusqu’à le faire entendre demain. Ces guerres-là, n’ont plus d’attention au soldat mourant, elles le délaissent à l’indignité. Lui, ne demandait qu’une chose : le coup de grâce, être libéré de ces souffrances horribles, être libéré de cette stupide dégradation de sa personne et retrouver un peu de dignité. Mais, les armées décimées, en perte de forces vives, avaient le devoir d’être oublieuses de ceux qu’elles laissaient sur le champ d’honneur, d’autres luttes, ailleurs, plus loin, sont à mener. La victoire est à chercher. Et puis, c’est tellement plus gratifiant de ne pas se retourner sur ce qu’on laisse derrière soi.
Soldat sacrifié, déshérité du système, tombé dans l’au-delà des limites des savoirs contenus dans l’humaine raison des institutions menant le bal socio-sanitaire, Louis sans avenir consomme son interminable agonie. Il ne trouve plus nulle part de paroles rassurantes, pas plus que de soutien. Ni experts, ni professionnels ne sont capables de l’aider, ni même proches ou amis. Comment sentir, comment comprendre ce qui l’emporte dans l’enfer que seul lui traverse. Ce foutu syndrome du temps dépassé n’est contenu dans rien du connu des sciences. Il dépasse la raison enseignée des écoles de savoirs où s’instruisent soignants, gestionnaires, décideurs, politiciens. Il devient le grain de sable dans une société construite sur l’état des choses, sur la stabilité des valeurs, sur l’idée que rien ne peut mener au changement, ces ce sur quoi on peut compter : pérennité, promotion des états, immortalité inconditionnelle assurée par la raison, jusqu’à perdre de vue l’essentiel : l’existence.
Ah…, ce petit mot, l’existence, venir au monde et le quitter un jour, l’existence n’est pas éternité. Elle a deux portes : une pour y entrer et une pour en sortir. À l’intérieur, ce n’est pas un deux pièces meublé. C’est un mouvement permanent où rien, d’instant en instant, n’est semblable. Ça grandit, ça se déploie, ça se développe, ça se transforme selon un cahier des charges au nombre des âges de la vie, où se réalise une métamorphose menant à la sortie et pas à la fin. En d’autres termes c’est le propre du processus de donnant le mouvement du vivant au fait d’exister.
Mais, imaginer quitter le monde dans la raison prévalant aujourd’hui, fait de l’Homme l’image d’immeubles construits pour résister aux séismes. L’intelligence des lumières créa à terme ces corps bourrés d’agents conservateurs capables de résister au temps, aux dégradations, aux avaries. L’endurance des matières jetées en défi aux lois naturelles du vieillissement : prouesse technique de professionnels délurés, et accablement pour les âmes qui habitent ces corps. L’esprit de ces recherches n’accorde pas d’attention à la fatigue d’exister. Pourquoi s’attarder à cela, lorsqu’il s’agit d’objectifs si éloignées de la nature des choses. Pris dans une quête aveuglante, l’éclat des résultats occulte le truisme de cette fatigue qui infecte le moral et sape la joie d’être. Les pages des quotidiens se font l’écho de temps à autre « d’un plus jamais ça ! D’un je veux mourir dans la dignité ! D’un je ne veux ne pas entrer dans cette souffrance ». Des pages parfois provocatrices, ralliant femmes et hommes à la raison d’associations d’aide à la libération, offrant la mort douce, la mort propre, médicalisée, défaite d’affect et d’émotions, césarienne du dernier souffle, péridurale du trépas. Hippocrate s’en retourne dans sa tombe !
Le champ de bataille n’est plus celui des armées décimées par les boulets, les balles et autres coups de sabre. La lutte est devenue administrative, politique, législative. Le plus jamais ça des grognards est entré dans le Code Civil. Pourtant, Louis est au centre d’une nouvelle guerre, inconnue des grognards et de leur plus jamais ça, méconnue même de ses contemporains et de ceux d’aujourd’hui. La bataille ne se livre plus dans les plaines noircies de poudre et de sang, elle est entrée dans la cité pour trouver refuge dans les hémicycles, les chambres, les cabinets, où se débattent les choix politiques, où se décident l’avenir du vivre ensemble et le portefeuille associé. Des choix politiques orientent pour donner une direction aux façons de faire de demain, des orientations éclairées à la lumière d’études scientifiques menées par des instituts armés d’experts, alignant des statistiques comme le Général de Sa Majesté alignait ses soldats. Des nombres et des courbes sont lancés à l’assaut d’autres, parfois en double aveugle. Des modèles sur papier où se projettent des masses critiques modélisées, des points de rupture, des effondrements, des résistances… Tout ce matériel sera classifié par élément, réparti en différentes rubriques desquels sortiront d’autres courbes, d’autres chiffres. Louis n’est plus qu’une unité se noyant dans l’un des nombres mis en jeu. Bien sûr, Louis est pris en compte quantitativement et même qualitativement, dans les limites des normes donnant à l’EMS où il réside le label ISO au terme d’un audit. Son histoire, ce qu’il vit, ses sentiments, comme cette culpabilité qui l’afflige, la fatigue insaisissable de vivre…, sont-ils considérés dans ce genre d’étude ? Dans ce monde de l’ici-bas, où l’esprit de la vieillesse commence à être hanté par le fantôme du syndrome du temps dépassé le ciel commence à se réclamer à grand cri et qu’importent les moyens : qu’on en finisse ! Et, il faut dire que cela arrangerait tout le monde, les caisses d’assurances en premier lieu, l’État et la caisse des deniers publics aussi, si quelque chose se mettait en place à tort ou à raison dans cette débâcle sociétale non visible des grands axes. Seuls quelques petits chemins de terre cachés derrière une barrière de ronces mènent aux réalités qui assaillent Louis.
Je recule d’un pas pour l’informer que je me retire de son attention avant de tourner les yeux vers ma destination. Une chambre quelques mètres plus loin. Derrière la porte une patiente m’attend. Avant d’entrer, je me retourne vers Louis et mesure l’épaisseur de l’isolement qui le sépare du monde. Je ne vois plus ses yeux, mais son visage, resté tourné vers le mien, dit long. Je m’égare un instant avec lui dans cette langueur, secondes de communion, d’intercession, de prière, de vœux, de souhaits, sécher les larmes de cette âme devenue errante parmi les vivants, adoucir l’amertume de son attente. Je m’arrache de la scène : sortir de cette tragédie qui s’écrit à l’encre des jours perdus, où l’ultime pensée restée claire à l’esprit est d’implorer le ciel pour que la grande nuit vienne.
Je reste en arrêt un instant devant la porte de celle qui m’attend. Besoin d’un sas, d’un couloir d’air frais, d’un coucher de soleil vibrant de douceur et de plénitude avant que le ciel ne s’étende sur une nuit éternelle. Je laisse vagabonder mon esprit dans les souvenirs heureux d’accompagnements, faisant le lit de l’apaisement à atteindre pour quitter le monde, là où tendresse et amour s’associent aux paroles, aux gestes, aux attentions, là où le temps se ralentit et réunit famille, amis autour du mourant. Se souvenir, ensemble de tout ce chemin fait avec, partagé avec, de tous ces sentiers fleuris de joie et ces autres escarpés dans la caillasse, mais où jamais une main n’a lâché l’autre, celle de l’enfant, de l’ancêtre... On s’est aimé dans la clarté franche des jours simples, maintenant il faut penser à s’aimer dans son évanouissement, dans son retrait jusqu’à ne plus sentir sa présence, jusqu’à se recueillir devant sa dépouille. La chambre s’apaise, on se relaie, on se retrouve au chevet, on se réunit, on se croise. Tous ont quelque chose à confier à cette grand-mère gravissant les dernières marches de sa destinée. Un vœu pour son entrée en éternité, un souvenir à emporter, des dires, des mots comme des caresses, des gestes, douceur, bercement… Un à un les sens entrent dans le repos éternel, la vie est encore là, apaisée : vivre ce corps comme ce jardin heureux où le rire des enfants éclabousse le feuillage donnant l’ombre fraîche… Comme il est bon de vivre dans ce corps, encore un instant, avant de lui dire adieu et de s’aller à Dieu. On ne s’étonne pas de ce sursis, on est heureux, on l’accompagne. La vieille le sent, répond de plus en plus loin, signant d’un geste d’une main passée à l’estompe l’au revoir, présence s’effaçant du jour, légère, brumeuse, ultimes grâces rendues à la vie, aux proches, au vivant. Merci d’avoir pu être ce qui a été donné de pouvoir être et que ce qui n’a pu être assumé soit le pré fleuri offert aux enfants à venir. On s’arrête, on prend congé, quitte à perdre ses vacances, on s’en moque du coach et du développement personnel, du WE à Rome… Merci, dire merci, rien ne peut valoir plus que simplement être là. Se dire jusque dans le silence des mots, ces mercis plus lumineux que le soleil, merci à cette folie d’avoir porté l’être dans ce monde, merci d’avoir mis au monde les enfants, merci de ces cadeaux quotidiens faits d’attention, de ces mots choisis pour aider à édifier la personne, merci de toute cette fatigue portée pour accompagner le grand œuvre de la vie, mercis pour tous ces cris de rage, de chagrin, de colère, épongés par la patience, merci pour tous ces rires partagés comme des gâteaux savourés aux goûters des jours heureux. Merci pour cette lucarne du regard, celle où s’est engouffré le monde pour le rendre dans ce chant, dans ces gestes, dans cette singulière poésie au parfum de son cœur. Ils sont là, devant cette flamme s’évanouissant… puis, la chambre est parcourue d’un frisson, elle n’est plus… adieu, les âmes sont aux larmes de la tristesse, les voix et oreilles dans l’appréhension de son silence, les esprits au chagrin de ne plus la sentir. Mais, ils l’aiment, ils l’aiment plus que leur souffrance. Adieu. Le ciel, ni impatient, ni oublié, s’ouvre emportant, léger, le souffle de vie, laissant devant la famille et les amis ce souvenir d’être qu’ils habilleront de grâce pour son dernier voyage.
François Ledermann
Genève mars 2017