écrits et autres traces de lettres
Pris dans le foisonnement des instants émergeant, dont aucun n'est semblable à son précédent, l'Univers change continûment de visage, manifestant l’œuvre discrète d’un surgissement au cœur du vivant échappant à notre regard au moment même où se manifeste le Présent, telle une succession invisible d’événements qui agitent ce lieu où se séparent le Passé et le Futur. Seul le recul nous invite à reconnaître son action et d'apprécier que quelque chose ait changé à la surface du monde, une nouvelle nuance, une nouvelle ride, une nouvelle combinaison dans l'étirement de l'espace dont la durée donne lieu à ce que nous appelons le temps. Ainsi, d'instant en instant, ce trouble-fête agite imperceptiblement le monde, ne laissant jamais les créatures et la création à leur état initial.
Que savons-nous de ce foisonnement d'instants ? Bien peu de choses, à part leur non-substantialité, c'est à peine si nous leur reconnaissons la capacité de modifier, d'orienter le monde tangible, de l'organiser, de le déployer. Discret, l'instant semble enveloppé dans un voile de mystère le rendant inaccessible à notre intelligence. La déroute humaine et écologique faisant notre actualité devrait favoriser les rendez-vous avec ce que nous connaissons mal, comme ces phénomènes dont font partie les instants. Un défaut de connaissance qui pourrait bien être à l'origine de la dérive écologique et sociétale qui affecte l'humanité comme jamais auparavant. Reste à savoir s'il est possible de mieux connaître la nature d'un des éléments fondamentaux de l'architecture dans le déploiement du vivant.
Les sciences humaines comme les sciences appliquées ne sont pas des grilles de lectures appropriées pour aborder la nature de l'instant et la rendre intelligible à l'entendement. Il faut bien le reconnaître ! Ce phénomène dépasse le terrain d'investigations de la physique classique comme ceux de la physique quantique, car dans son essence l'instant est une fréquence n'affectant pas le corps physique de l’Homme comme le font les sons, les lumières, les goûts, les formes, les odeurs et demeurent non repérables des radars, comme d’autres instruments sophistiqués construits par l'humain pour percevoir ce que nos sens ne permettent pas de percevoir. Ne pouvant en faire l'expérience sensorielle ou technique par laquelle la pensée humaine devient connaissante du monde phénoménal, l'instant reste un rivage difficilement abordable pour l'entendement. Sa nature est si légère, si éloignée des réalités tangibles, visibles, audibles, elle est si différente des idées que l'on peut se faire par déduction logique qu'elle échappe aux différentes écoles de pensées. Il reste à l'humain, à se fabriquer ces allégories, ces images montées de toutes pièces et certainement fausses à souhait sans lesquelles il ne lui serait pas possible d'avoir une représentation pour discourir et valider les présupposés au sujet de phénomènes qui, sans montrer leur visage, dérangent l'esprit.
Ainsi, entre-t-on dans le monde de la métaphysique, dans ces écoles de pensée, où se dépassent les limites de l’intelligence rationnelle, tout en espérant approcher des réponses conciliables à certaines logiques établies. Souvent frustré par la perte du dernier point de ralliement à l'approche mentale d’une école de pensée, dont certaines font la gloire des sciences, le chercheur ne peut nullement rencontrer l'instant en le déclinant en formules mathématiques, car ce dernier ne se résume pas à une équation. Perdant l'ultime lien à une forme de rationalité, l'étude de ce phénomène cherche à dépasser les multiples horizons doctrinaux, philosophiques, idéologiques auxquels la nature pragmatique de la raison actuelle manifeste méfiance et frilosité. Aujourd'hui, on veut du rationnel, du calculable, de constructible, du démontrable et du reproductible. Eh bien non : l'instant quelle que soit sa durée est unique. Il convient de parler de singularité. Comment établir un modèle concernant le singulier sans créer du commun ? Il y a bien sûr les croyances populaires, ancestrales, belles, comme ces contes, qui disent ce qui est sans pouvoir démontrer la pertinence de ce qu'ils avancent. Mais, par eux n'apprend-on pas la sagesse qui ouvre au bon sens et permet d’accueillir ces choses sans chercher à les réduire à un concept étroit, pour les faire entrer dans le possible entendement d’une vue humaine restreinte ? Pour l'intelligence des hautes écoles, ces fonds culturels issus de la tradition orale semblent ne pas être suffisamment sérieux. En dernier recours se trouve la fantasmagorie, les fausses religions, le despotisme, né de l’obsession de détenir "Le Savoir" à tout prix pour tuer l'ignorance, dont les prétendus prêtres cherchent à rallier le plus d'ouailles possible à des croyances capables d'aliéner l'assoiffé de vérité. Dans leurs temples, il se célèbre des messes qu'il vaut mieux craindre et préférer rester à la lumière du jour dans l'attitude simple d’accueillir la nature de l'instant. Défait de tout prêt-à-penser, l'individu serait en mesure de trouver l'écoute ajustée à la nature secrète des instants. Il serait dans une attitude d'attention propice à l'observation et ainsi il deviendrait à même de connaitre pour lui, secrètement, au souvenir des sagesses enseignées dans le passé par des poètes de la trempe de Maïmonide.
On ne doit pas entendre, ni prendre à la lettre ce qui est écrit dans le Livre de la Création, ni en avoir les idées qu’en a le commun des hommes : autrement nos anciens sages ne nous auraient pas recommandé avec autant de soin d’en cacher le sens et de ne point lever le voile allégorique qui cache les vérités qu’il contient. Pris à la lettre, cet ouvrage donne les idées les plus absurdes et les plus extravagantes de la Divinité. Quiconque en devinera le vrai sens doit bien se garder de le divulguer. C’est une maxime que nous répètent tous nos sages, surtout pour l’intelligence de l’Œuvre des Six Jours. Il est possible que par soi-même ou à l’aide des lumières d’autrui quelqu’un en vienne à bout d’en deviner le sens : alors il doit se taire, ou s’il en parle, il ne doit en parler qu’obscurément, comme je le fais moi-même, laissant le reste à deviner à ceux qui peuvent m’entendre. (Maïmonide, médecin, théologien juif du XIIe siècle)
Bienvenue dans le monde des quêtes empiriques, où la connaissance commence par : observer le silence. Toutefois, n'oublions pas que l’humain a toujours eu la fâcheuse tendance de mettre son bruit là où règne le silence, là où l'être aime se retrouver avec son corps terrestre "l'Homme".
Comment répondre à une telle question ? Comment concevoir dans nos esprits ce qu'on ne peut se représenter ? Pourtant, cette présence donne forme au vivant. Elle permet à la vie de se déployer. Elle manifeste son action tout en restant aussi insaisissable que le Mystère Pascal est inaccessible, comme ce point d’où tous les modèles se réduisent, se dissipent, disparaissent à mesure que l'on s’en rapproche. Il est impossible pour l’humain de traverser le portail marquant le point 0 de cet univers. Le porche annihile tout espoir de percer intellectuellement son mystère. Qui peut prétendre traverser le Mur de Planck pour aller au-delà de l'instant premier qui donna naissance à un monde dont nous fêtons les 13 milliards et demi de son existence au cours de notre époque ? En tant qu'Homme, nous ne pouvons ni prétendre maîtriser le flux des instants ni même espérer y arriver un jour. Il jaillit, de cette corne d'abondance sans discontinuer, déversant de l'autrement, de la différence si petite soit-elle, du jamais semblable si peu distinguable soit-il, que l’on s’y méprend dans les apparences. Cette déferlante de singularité, révèle le caractère unique de chaque instant dont l'ensemble contribue secrètement à la fabuleuse Histoire du Temps. Ce ne sont pas des briques tangibles utilisées dans l'édification du vivant concret, ce sont les messagers du devenir qui donne aux éléments une fonction, une orientation, une destinée et les étapes contenant la marche à suivre pour l'atteindre. Cette caractéristique fait de l'instant l'information capable d’insuffler aux particules de matière, aux organismes, aux corps, le message dont ils sont porteurs, un peu comme un ADN immatériel.
Une information ayant la capacité d'orienter les éléments, de les définir dans une fonction afin qu'ils puissent se constituer en expression autonome pouvant assumer une destinée, ne peut se faire sans une qualité répondante d'intention à laquelle je ne peux m'empêcher de rajouter une autre : l'attention. Deux caractéristiques qui n'ont rien de cartésien et, dans l'absolu, n'ont pas grand-chose à voir avec la raison, ni même avec la logique humaine, mais tiennent à l'intelligence inconditionnelle qui sous-tend au déploiement de cet univers. Et cela échappe à la pensée humaine.
À ce stade de la rencontre avec la nature de l'instant, il serait honnête de reconnaître la présence de ces deux qualités. S'en approcher demande d'entrer en contemplation, dans cette attention soutenue pour les apprécier. Mais, pour en percevoir son étendue et l'apprécier, ne faudrait-il pas pour cela considérer des durées plus courtes que le dixième de seconde et plus longues que ce que peut imaginer l’esprit humain alors qu'elle peine à dépasser le quart de siècle ? Ces deux dernières caractéristiques font du flux des instants un inconditionnel au temps. Leur venue au monde dépasse l'entendement rassurant où se cherche l'explication rationnelle. Ce confort intellectuel rend difficile de considérer l'instant comme une résonance venue répondre à l'appel d'une complétude à venir qui ne peut que nous échapper mentalement.
La prise en compte des traits de caractère évoqués ci-dessus dessine un visage, et prend celui d'un souffle léger par lequel se construit la réponse de l'appel menant à la destinée. Cette réalité n'est pas étrangère aux questions traversant l'humanité depuis des millénaires comme en témoignent les grands débats philosophiques, cosmogoniques ou théologiques connus depuis l'Antiquité, puis scientifiques. Mais, avant d'être l'objet rhétorique de ces disciplines, formant les diverses écoles de pensées, ces qualités immanentes à l'instant sont en premier lieu de l'expression vibratoire des champs de cohérence qui n'attendent pas d'être nommés par l'homme pour être et faire. Ce qu'en disent les écoles reste un jeu intellectuel en clair-obscur, cherchant à sortir l'Homme de son expectative et l’humain de ses croyances comme de ces lieux, où se déploie une forme de raison raisonnante, menant à une forme d'entendement… Être simplement reconnaissant et accueillant de ce que l'instant est et le respecter comme tel semble aujourd'hui encore impossible à l'Homme, aussi instruit soit-il.
François Ledermann
Genève février 2016