écrits et autres traces de lettres
Au temps où les dieux régnaient encore sur le monde, un riche homme vivait dans une grande demeure avec sa femme et ses deux enfants.
Depuis peu, ses journées étaient rythmées par l’attente d’un troisième enfant. La proximité du terme de la grossesse augmentait son agitation. Et tout imminente que fût cette naissance, allez savoir quelles dispositions l’homme pouvait espérer des dieux quant à cet événement. Il ne les connaissait que trop, pour leurs caprices, leurs esprits joueurs, leurs courroux. Les affaires qui se débattent là-haut le dépassaient et, comme la veille, il se rendit au temple, pour leur porter une offrande afin de solliciter bénédiction et clémence pour l’événement à venir.
Alors, qu’il cheminait accompagné de son aîné, la maison fut habitée d’une agitation de femmes. La mère venait de perdre les eaux.
Des fondations à la charpente, tout ce qui vivait en cette demeure se mit au souffle de la situation.
Le matin touchant à sa fin dit que l’enfant naîtrait aux lueurs de l’après-midi.
Les femmes, préparant sa venue, firent une toilette à la mère puis la massèrent pour la détendre et chantèrent des chants doux pour apaiser son anxiété.
L’anxiété est présente dans chaque naissance ; elle est ce paradoxe s’infiltrant dans la joie de toute venue au monde. Naître un jour pour mourir à un autre, nous aurons toute l’existence pour nous y préparer.
Au terme du travail, l’enfant vint aux lumières du jour. Des fondations à la charpente, tout ce qui vivait en cette demeure retint sa respiration dans l’attente du premier cri de l’enfant nouveau. Un siècle s’écoula dans l’espace d’un bref instant au bout duquel le silence fut déchiré par une petite voix encore inconnue des murs. Alors l’euphorie et la joie emplirent la pièce et tous ceux qui étaient présents goûtèrent aux délices de cet enivrement. C’est ainsi que l’enfant s’endormit de son premier sommeil sur le sein de sa mère.
Au réveil, le couple trouva à la tête du berceau une quenouille de fin fil d’or.
Dans l’agitation de la veille, un élément avait échappé à la vigilance de tous. Au moment où l’enfant prit la première inspiration de son existence pour libérer son premier cri, un souffle avait parcouru la pièce, comme un frisson, enveloppant une main invisible qui alla déposer la quenouille à la tête du berceau.
En cette époque, tout nouveau-né recevait ce cadeau des dieux.
Chaque quenouille portait plusieurs inscriptions. Y étaient gravés les prénoms des sœurs Parques, le nom et les prénoms de l’enfant et ceux de son ascendance, suivis d’un nombre à deux, rarement à trois chiffres dont l’importance de la somme variait de quenouille en quenouille, scellant ainsi le destin de tous naissant.
Les sœurs Parques étaient au nombre de trois : Clotho, la fileuse était l’aînée. Lachésis, celle qui mesurait le fil était la puînée. Atropos, celle qui ne pouvait être évitée était la cadette.
Clotho dévidait le fil avec lequel tout être tisse l’œuvre de son existence. Besogneuse, fidèle, responsable, à longueur de journée, elle travaillait du fuseau sans compter. L’économie n’était pas son fort. Elle devait fournir tout le fil nécessaire pour broder sur la trame du vivant l’œuvre de l’existence et c’était le seul souci qui l’habitait. Pour être sûre de s’acquitter de sa tâche, elle filait plus que nécessaire.
Lachésis œuvrait le long du fil sortant du fuseau. Sa tâche n’était ni la mise en quenouille ni le tissage, mais de suivre le fil avec une mesure et d’en déterminer sa longueur. Mesurer mètre par mètre le fil que sa sœur dévidait à longueur de vie.
Atropos donnait l’impression de s’ennuyer. Pendant que l’une filait et que l’autre mesurait le fil des jours. Elle, elle attendait que la puînée dise : « Coupe ! » au moment où le fil correspondait au chiffre inscrit sur la quenouille. Elle attendait cet ordre le temps d’une existence pour exécuter cet unique geste et, sans mot dire, coupait net le fil.
Une foi, le fil rompu, Clotho enfin se relâchait dans un long soupir, les doigts patinés de tant d’années de labeur.
Lachésis relevait le nez de sa règle, le front plissé d’un si long effort de concentration et le regard envahi de doutes. Il arrivait, que le vol d'un oiseau, ou celui d'un papillon passant par-là, la distraie et lui fasse perdre le compte. La conséquence était qu’elle devait en estimer le moment où elle annonçait à sa sœur cadette l'instant de couper le fil. C’était ainsi que certains hommes partaient prématurément et que d’autres avaient l’impression d’être oubliés des dieux tant le poids des années leur devenait lourd à porter.
Quant à Atropos, elle rangeait ses ciseaux en posant un regard impassible sur ses deux sœurs. Car c’était à elle qu’appartenait d’assumer ce geste mettant un terme aux existences.
Ainsi vécu de l’an 1462 à l’an 1396 av. J.-C., Cercysera (celui qui manie la quenouille) né sous le prénom d’Achille, fils de Thétis et de Pélée, petit-fils de Chiron et de…
François Ledermann
Contes à Rebours
Genève février 2005