écrits et autres traces de lettres
Les derniers rayons d’un soleil bas sur l’horizon annonçaient la fin du jour alors que les ombres s’allongeaient dans les heures dorées. Le gardien se tenait, là, debout sous le porche. Comme chaque jour, il humait la brise annonçant le soir.
C’est dans ces instants qu’il remettait le lieu aux bons soins de son créateur en refermant les grilles pour la nuit. Jamais il ne le quittait avant d’avoir rencontré Souffle, le messager de la création que la brise du soir portait au crépuscule. Ainsi partageait-il quelques instants de contemplation avec cet émissaire, poursuivant parfois ensemble leur méditation jusque dans le profond de la nuit. Ainsi était sa prière du soir. Ainsi achevait-il son ouvrage quotidiennement.
Au petit matin, avant les premières lueurs, venait-il ouvrir à la petite aube les grilles du jardin. Il restait là, immobile sous le porche, le visage encore tout enveloppé de la rosée précédant les premiers rayons du soleil. Comme la veille au soir, il rencontrait Souffle. Tous deux conversaient jusqu’à ce que le soleil eût amorcé sa montée à la surface des choses. Ainsi était sa prière du matin. Ainsi commençait-il chaque jour son ouvrage. Seulement alors, il entrait dans le jardin à la découverte des nouvelles œuvres de Désir.
La vie continuait son chemin de la sorte jusqu’au soir où Souffle, sentant le gardien approcher du tard de son existence, l’invita à s’enivrer d’un long récit. Parler de miracle ici n’est pas trop déplacé, car c’est celui du Jardin du Vivant, ce lieu, dont il avait la charge, depuis tant d’années. Souffle lui en évoqua ce que les souvenirs laissèrent comme trace dans l’histoire des époques se succédant.
Il commença son récit par ces mots :
« En des temps très reculés, alors que les dieux créaient sans cesse pour peupler l’immensité naissante, Celui qui est l’origine de toutes choses et de ce qui les précède, « Désir, le bien nommé », poursuivait son rêve.
Les dieux étaient apparus au moment où Désir commençait à rêver l’Univers. À cet instant l’espace surgit de nulle part. Aussi, furent-ils les premiers à le peupler, car Désir avait besoin d’eux en ce lieu pour qu’ils œuvrent à la réalisation de ses projets.
Ils étaient ses fidèles et dévoués serviteurs, faisant tout leur possible pour réaliser les rêves de Désir. Parfois, cela demandait des pirouettes pour amener à l’existence une expression et du temps pour leur préalable, afin que puisse émerger une manifestation précise, dont la présence semblait indispensable à la réalisation d’autres rêves.
Mais, pour Désir, le temps n’avait pas la même importance que pour les humains et les choses se faisaient quand il était opportun qu’elles se fissent.
Pensez à toute la présence mise en œuvre : faire se rencontrer tous les acteurs sollicités, trouver la force et l’intelligence de les organiser, les agréger... Composer, oui, composer le vivant et l’animer de créatures vives… Tant et tant de présence et d’attention pour que, du néant au monde créé, les rêves adviennent au réel.
Il aurait été bien capricieux, venant de la Source de toute chose, que cette dernière exigeât du délai. Non, Désir laissa au temps le temps de faire son œuvre… »
Le récit de Souffle se poursuivit longtemps dans une nuit s’éternisant. Émerveillé, le gardien écoutait. Il sentait comment toutes ces intelligences déployées engendraient le monde avec tant de grâce et de beautés. Tout ce voyage dans le temps l'émouvait, tous ces impératifs, toutes ces pertinences, ces cohérences, ces patiences... nécessaires, pour que du néant surgisse à la lumière le réel dans le vivant. Tout ce grand art, le rapprochait de la seule vérité tant attendue de lui et s’offrant à lui au cœur de cette nuit. Ainsi, les paroles de Souffle, lui remémorèrent les nombreux instants où, sous le porche, ils se rencontraient et ceux du petit matin.
Poursuivant son récit, le Souffle, évoqua la pacification des éléments, parlant du jeu des Lois autorisant les matières à s’ordonner en corps complexes, et la longue et lente évolution du jardin du vivant et ses nombreux gardiens s’étant succédé.
Avant de se séparer, Souffle finit son récit par cette question :
« Et qui sait ce dont Désir rêve en cet instant ? »
Pour une ultime fois, le gardien referma la grille sous un ciel étoilé et pris d’une fatigue soudaine, se coucha au pied du mur. La clef glissa de sa main alors qu’il était saisi d’un sommeil si profond que son corps se dissipa en un nuage. À l’aube, éveillé par un frémissement singulier, un jeune se leva et se mit en route sans comprendre pourquoi. Ses pas le menèrent aux grilles du jardin, devant lesquelles il trouva la clef ayant glissé des mains du gardien. Il n’eut d’autre choix que de la mettre dans la serrure et de devenir le nouveau gardien. Ainsi en est-il depuis la nuit des temps.
Savez-vous pourquoi en ce temps-là les gardiens se dissipaient lorsqu’ils étaient saisis de ce sommeil si profond sur le tard de leur existence ? Ils s’évanouissaient en rêve. Une légende dit qu’en des temps reculés, leur corps se transformait en milliers de papillons allant butiner les nectars du jardin avant de s’envoler au ciel nourrir les rêves de Désir afin que jamais il ne meure.
François LEDERMANN
Contes à Rebours
Genève mai 2005