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Ce qu'en pense la vieille

Ce qu'en pense la vieille

29 Juillet 2023 contes

Assis entre le soleil et le sable chaud, face à l’horizon s’évanouissant dans l’air vibrant, un homme rêvait.

Il considérait le monde comme un plateau légèrement incliné pour que la goutte puisse glisser de sa surface jusqu’à son extrémité avant de plonger dans l’abîme. De son désert, il ne voyait pas pourquoi l’eau, venant de la béance d’en haut, disparaissait de la surface du monde. Il en déduisit que le monde est une plaque.

C’est ainsi que cette idée prit naissance en son esprit et devint sa réalité.

Non loin de là, un petit renard des sables attrapa une gerbille qui ne nous aura pas dit sa conception du monde.

Plus loin, en une autre contrée, contemplant l’horizon assis sur un rocher, bercé par le chant des vagues, dans le doux feu du crépuscule, un homme méditait.

Sa contemplation engendra dans son esprit l’image d’un monde à la forme d'une grande bassine où les eaux s’adonnaient au jeu du clapotis. Ne voyant pas plus loin que ce que ses yeux lui permettent, il imaginait les limites de ce réceptacle au-delà de la ligne qui marque l’horizon où se perd le regard.

En ces lieux, le trop-plein se déversait dans l’abîme à périodes régulières, car le niveau de la bassine montait puis redescendait régulièrement comme une incessante respiration. Il en avait déduit que les eaux, lorsqu’elles chutaient, faisaient déborder la grande bassine qui se dévidant ainsi de son trop-plein.

C’est ainsi que cette idée prit naissance en son esprit et devint sa réalité.

Soudain, une mouette fendit l’air, piqua la surface du grand calme et repartit dans les hauteurs un anchois dans le bec. Lui non plus ne nous aura pas dit son regard sur le monde.

Alors, celui qui donne au jour son nom passa derrière la ligne que nul n’a encore franchie et celle qui donne son nom à la nuit monta lentement au firmament laissant silence et fraîcheur envahir les terres.

La vieille, en fermant les volets, troubla le silence avant de le laisser s’épaissir pour le reste de la nuit. Elle est là, dans son chez-soi, affairée à son ouvrage. Cet ouvrage, son sursis, son attente, il y a longtemps qu’elle est fatiguée. Mais ne sachant, quand son heure arrivera, elle continue de s’occuper de son quotidien.

Elle caressa le chat en considérant le présent, son présent, soupira en pensant à ces deux hommes qui, dans l’observation du même monde, le vivait différemment. Elle n’avait plus envie de s’accrocher aux certitudes, aux croyances, et pensa dans un élan de détachement : à chacun son monde, à chacun son heure. Pour l’instant, elle sait que suivant le vent qui soufflera la nuit elle ne retrouvera pas le soleil au prochain matin. Alors, minutieusement, range son ouvrage, met en ordre ses bobines et recouvre le tout d’un linge de coton écru, car, pour elle, il est impensable pour elle de laisser sa demeure en désordre si elle ne se réveille pas. Ce soir comme les autres, et ce, depuis, que la Grande Fatigue lui fait sentir petit à petit le Vent de Minuit, elle s’astreint à ce rituel.

C’est ainsi que cette idée prit naissance en son esprit et devint sa prière.

Le chat bondit de la table, attrapa une souris. Elle non plus ne nous aura pas dit son regard sur le monde.

Au matin suivant, les yeux de la vieille ne recueillirent plus la lumière de celui qui donne au jour son nom. Ils restèrent clos comme les volets de sa demeure laissant à sa peau tellement fatiguée la pénombre du repos tant attendu.

Non loin de là, ce même matin au sortir de ses songes nocturnes, un petit enfant retrouve la joie des couleurs. Il s’assoit dans son lit, le regard brumeux, ressaisissant son univers de jeux sur le bord du jour. Le monde est appelé à porter ses pas, ses découvertes, ses croyances, ses œuvres, ses certitudes et sa réalité. Adulte, il goûtera au sens de son existence.

Dieu seul sait la réalité qu’une vieille, au soir de son vécu, a pu apprécier la réalité de l’enfant. Mais, je crois l’avoir entendue dire : "Qu’importe, m’attacher à des idées ; pour l’heure, il n’est plus le temps de s’encombrer des choses".

Je me souviens de son regard plein de tendresse juste avant de quitter la présence au vivant. Il était saisi d’une dernière pensée au monde : à quoi bon chercher à savoir, l’important, n’est-il pas d’être ? Ses paupières tombèrent sur ce regard comme le rideau d’une fin de scène.

François Ledermann

Contes à Rebours

Genève février 2005

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